Elle rentre dans sa chambre et s’assied au pied de son lit. S’enroulant
dans sa cape, elle est parcourue d’un léger frisson.
Éveillé par le froissement
du drap, il la voit. Effrayé et ahuri par ce réveil un peu brutal, il se redresse,
se cale contre l’oreiller et remonte prestement le drap jusqu’au menton pour se
protéger de son inopportune visiteuse.
- - Que fais-tu là ? demande-t-il ;
- - Je viens te chercher, répond-elle. Une ombre de
lassitude se posant alors sur son regard.
- - Mais je n’avais pas prévu …
- - Ben oui, je sais, dit-elle avec un léger
haussement d’épaules, c’est souvent ainsi …
- - Mais je ne peux pas partir avec toi maintenant !
j’ai tellement de choses à faire !
Ses yeux se tournent alors vers
sa chambre à la recherche d’un moyen de secours mais il se rend compte que tout
a changé : les bibelots et les tableaux précieux, accumulés toute une vie,
le matériel « hi-tech », les dernières nouveautés, tout a disparu. Sa
chambre n’est plus qu’un immense espace blanc, lumineux, immaculé.
- - Bon ! tu te prépares, dit-elle, j’ai encore
beaucoup de monde à visiter.
- - Ben va les voir et viens me chercher plus tard !
- - Plus tard, pour quoi faire ?
- J’ai un conseil d’administration à diriger aujourd’hui,
j’ai plusieurs rendez-vous importants, j’ai des amis à voir, …
-
Ah ! tu as des amis ?
Interloqué par cette question,
face à la Mort qui vient de se lever et le regarde bien en face, il hésite,
bafouille et finit par répondre :
- Bien sûr que j’ai des amis …
- Et qui sont ?
- Ben … François par exemple ! Pas plus tard qu’hier
soir …
- Aah celui qui t’a laissé partir avec cette grosse
voiture rouge alors que tu étais bourré ?
- Eueuh oui …
- C’est vrai, on peut appeler ça un ami.
- Bon OK mais il y a Bernard ...
- Celui que tu as grassement aidé il y a une dizaine
d’années pour s’acheter un chalet à Avoriaz et qui ne t’as toujours pas
remboursé ? Mouais, qui sont-ils vraiment ceux que tu aimes et qui t’aiment ?
-
mes enfants, Martine et Jonathan ?
-
Sais-tu où ils sont aujourd’hui ? ça fait
quoi, douze ans que tu ne les as pas vu ?
-
C’est à cause de cette salope de Sylvie !
-
Ah ! on arrive aux amours …
-
Les amours : tu parles ! tout ce qu’elle
voulait c’était une bague au doigt avec un gros diamant …
-
Qu’elle a eu d’ailleurs.
-
Je ne pèse pas plusieurs millions d’euros pour
rien !
-
Hmmm, merveilleux, et alors revenons à tes
enfants, tes amours.
-
Quels amours ? J’ai consacré ma vie à mon
travail ! les enfants ? elle me les a volé …
-
Ah oui quand elle est partie avec … Bernard.
-
je devais faire du chiffre et j’en ai fait !
Ce n’est pas n’importe comment que je suis devenu ce que je suis …
-
Oui, un homme devant moi, qui doit faire le bilan
de sa vie et qui mis à part son argent a du mal à remplir les colonnes.
-
… ?
-
Hormis ta réussite sociale, à qui, à quoi a servi
ta vie ?
-
J’ai créé une association humanitaire …
-
Oui ! pour recevoir des fonds que tu as détournés
pour sauver une de tes affaires qui était bancale.
-
J’ai aimé … j’ai aimé Natacha !
-
Natacha ?
Elle sort alors d’une des poches
de sa cape un bloc-notes qu’elle se met à feuilleter.
-
Ah oui Natacha … tu avais quatorze ans … vous
aviez des projets mais dis donc, que s’est-il passé ? demande-t-elle
ironiquement.
-
Mes parents ne voulaient pas entendre parler d’elle.
-
Ah bon et pourquoi ?
-
Je ne pouvais pas bousiller mon cursus scolaire pour
une gamine que l’on dirigeait vers une filière professionnelle.
-
Tu l’aimais, vous vous aimiez et tu n’as pas su, tu
n’as pas eu le courage de passer outre ?
-
Je n’allais quand même pas courir toute ma vie
après une … boulangère ou couturière, je ne sais plus.
-
Ben oui, c’est dommage, nous aurions pu commencer
à remplir les colonnes de ton bilan.
En fait, on a beau chercher dans tous les
coins, je vais t’emmener avec moi mais il n’y aura rien dans tes bagages :
pas d’amis, pas d’amour, pas de souvenirs un tantinet humain, même pas un
regret.
A quoi bon une vie humaine si elle est
exsangue d’Humanité ?